Jeudis des fiscalistes - Bilel Hakkar – L’abus de droit fiscal est dangereux pour votre santé financière, à consommer avec modération !
A l’origine, la procédure de l’abus de droit fiscal est une création jurisprudentielle ancienne, la Cour de cassation reconnaissant à l'administration dès 1867 le droit et le devoir de rechercher le véritable caractère des stipulations contenues dans les contrats pour asseoir les droits dus par les parties (Cass. civ. 20-8-1867 : DP 1867, 1, P. 337).
C’est au gré de diverses réformes législatives et constructions jurisprudentielles que cette procédure a été légalisée, codifiée, et précisée.
A l’heure actuelle, ce sont les dispositions de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) qui définissent cette procédure en ces termes :
« Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».
Il ressort de ces dispositions que l’abus de droit se décompose en deux branches distinctes ; l’abus de droit par simulation en ce qu’il porte sur une situation de fictivité juridique et l’abus de droit par fraude à la loi en ce qu’il porte sur une situation de détournement de la loi.
Si la morphologie de l’abus de droit se révèle ainsi être multiple, son champ d’application aspire lui aussi à la grandeur ; la procédure de l'abus de droit fiscal concerne tous les impôts et peut être mise en œuvre indifféremment lorsque la situation constitutive de l'abus de droit porte sur l'assiette, la liquidation de l'impôt ou son paiement.
Dans la même lignée, les conséquences financières applicables en cas de caractérisation d’un abus de droit par l’administration fiscale se traduisent par l’application d’une pénalité de 80 % sur les insuffisances d’impositions relevées et par la condamnation solidaire de toutes les parties à l’acte au paiement de la cotisation d’impôt due, assortie des intérêts de retard et pénalités, conformément aux articles 1729 et 1754 du CGI.
L’analyse des décisions du Conseil d’Etat démontre que le champ d’application de la procédure de l’abus de droit n’est pas immuable ainsi qu’en témoigne la récente décision rendue par la Haute Juridiction le 4 février 2022 (CE, 3e et 8e chambres réunies, 4 Février 2022, n° 455278).
La question initiale est la suivante : l'administration peut-elle poursuivre la répression des abus de droit en dehors du champ d'application de l'article L. 64 du LPF ?
Il faut dès à présent signaler que lorsque le contribuable est confronté à la mise en œuvre de la procédure d’abus de droit par l’administration fiscale, il bénéficie de garanties de procédure, notamment celle visant à pouvoir solliciter la saisine du comité de l’abus de droit fiscal.
Lorsque ce comité est saisi l'administration supporte la charge de la preuve en cas de réclamation, et ce quel que soit l'avis rendu par la commission ou le comité.
Dans ces conditions, l’enjeu que représente la possibilité de poursuivre la répression des abus de droit en dehors du champ d'application de l'article L. 64 du LPF est significatif dès lors que dans l’affirmative, le contribuable pourrait ne pas bénéficier des garanties de procédure propres à la procédure prévue par cet article.
Une décision du Conseil d’Etat (CE, 27 sept. 2006, n° 260050) est venue mettre fin à cette incertitude en consacrant un principe général du droit par lequel si un acte de droit privé opposable aux tiers est en principe opposable dans les mêmes conditions à l'administration tant qu'il n'a pas été déclaré nul par le juge judiciaire, il appartient à l'administration, lorsque se révèle une fraude commise en vue d'obtenir l'application de dispositions de droit public, d'y faire échec même dans le cas où cette fraude revêt la forme d'un acte de droit privé.
La Haute Juridiction tire les conséquences de la consécration de ce principe général en décidant que :
« Ce principe peut conduire l'administration à ne pas tenir compte d'actes de droit privé opposables aux tiers ; que ce principe s'applique également en matière fiscale, dès lors que le litige n'entre pas dans le champ d'application des dispositions particulières de l'article L 64 du LPF, qui, lorsqu'elles sont applicables, font obligation à l'administration fiscale de suivre la procédure qu'elles prévoient ; qu'ainsi, hors du champ de ces dispositions, le service, qui peut toujours écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu'il établit que ces actes ont un caractère fictif, peut également se fonder sur le principe susrappelé pour écarter les actes qui, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles ».
Il résulte de ces éléments que l’administration peut effectivement poursuivre la répression des abus de droit en dehors du champ d'application de l'article L. 64 du LPF en vertu du principe général précité.
Initialement, le champ d’application de l’article L. 64 était relativement restreint puisque celui-ci visait les actes dissimulant la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses qui donnaient ouverture à des droits d'enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés, qui déguisaient soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus, ou enfin qui permettaient d'éviter, en totalité ou en partie, le paiement des taxes sur le chiffre d'affaires correspondant aux opérations effectuées en exécution d'un contrat ou d'une convention.
Cette situation n’était alors pas sans poser difficultés dès lors qu’il existait de nombreux domaines dans lesquels l’administration pouvait mettre en œuvre une procédure ad hoc sans faire bénéficier le contribuable des garanties de procédure.
Le législateur, pour éviter que le contribuable ne soit trop souvent placé dans cette situation, a modifié en substance la procédure de l’abus de droit prévue par le texte et a considérablement élargi son champ d’application.
Modifié par la loi de finances de 2009, l’article L. 64 du LPF consacre un champ d’application total à la procédure de l’abus de droit, celle-ci concerne désormais tous les impôts et peut être mise en œuvre indifféremment lorsque la situation constitutive de l'abus de droit porte sur l'assiette, la liquidation de l'impôt ou son paiement.
Cette modification augurait, nous semble-t-il, un abandon de la jurisprudence Janfin, assez peu protectrice des droits du contribuable, dès lors que les situations dans lesquelles l’administration peut se prévaloir du principe général dégagé dans cette décision pour réprimer l’abus de droit sont désormais extrêmement réduites.
Cela étant, le Conseil d’Etat vient de rendre une récente décision (CE, 3e et 8e chambres réunies, 4 Février 2022, n° 455278) aux termes de laquelle il réitère le considérant de principe dégagé dans sa décision Janfin du 27 septembre 2006.
Il faut en déduire que l’administration dispose donc toujours de la possibilité de réprimer l’abus de droit sur le fondement de la théorie jurisprudentielle de l’abus de droit sans respecter la garantie que constitue la faculté reconnue au contribuable de demander la saisine du comité consultatif, dès lors que les faits litigieux n'entrent pas dans le champ d’application, très large, de l'article L. 64 du LPF.
Il conviendra toutefois d’être vigilant à ce qu’il convient d’appeler la mise en œuvre implicite de la procédure d’abus de droit.
En effet, cette possibilité alternative offerte à l’administration ne la dispense certainement pas de mettre en œuvre la procédure prévue par l’article L. 64 du LPF lorsque les faits entrent dans le champ d’application de cet article.
Il s’agit là d’une obligation à laquelle l’administration fiscale ne peut pas se dérober, même si la jurisprudence tend à en réduire la portée.
Il est en effet constant que le juge de l’impôt peut requalifier l'argumentation de l'administration, en considérant que celle-ci invoque implicitement mais nécessairement les dispositions relatives à l'abus de droit (CE 19 novembre 1986 n° 30465 et 32295, 9e et 8e s.-s. et Cour de cassation com. 24 avril 1990 n° 556 P, Heimburger).
Contact : bilel.hakkar@arbor-tournoud.fr
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