Jeudis des Fiscalistes - Marc Tournoud - Jurisprudence du cabinet - Désigner un associé comme bénéficiaire des revenus distribués par une SARL n’est pas invraisemblable… (TA Grenoble, n° 1804339, 31 décembre 2020).
La conduite d’un contentieux fiscal laisse parfois à l’avocat spécialisé le sentiment de devoir enfoncer indéfiniment des portes ouvertes : ainsi, dans une affaire récemment soumise au tribunal administratif de Grenoble, le tribunal a dû désavouer l’administration fiscale qui s’obstinait à soutenir, bizarrement soutenue en cela par le Rapporteur Public à l’audience, que la désignation d’un associé comme bénéficiaire des revenus supposés avoir été distribués par une SARL n’était pas vraisemblable.
C’est pourtant l’objet même d’une société de capitaux que de distribuer des revenus à ses associés. La position du service était donc, dès le départ, très chancelante.
Les faits étaient les suivants : en réponse à une demande de désignation des bénéficiaires de revenus réputés distribués présentée par l’administration fiscale sur le fondement de l'article 117 du code général des impôts, une société, qui avait fait l’objet d’un contrôle fiscal et d’une reconstitution de ses recettes, avait désigné un de ses associés, et, pour la période postérieure à son décès survenu en cours de période vérifiée, sa veuve devenue associée en qualité d'héritière de son époux.
On sait que l’article 117 du code général des impôts prévoit que lorsque le montant des revenus distribués excède le montant qui résulte des déclarations de la personne morale, celle-ci peut être invitée à fournir à l'administration, dans un délai de trente jours, toutes indications complémentaires sur les bénéficiaires de l'excédent de distribution. En cas de refus ou à défaut de réponse dans ce délai, les sommes correspondantes donnent lieu à l'application d’une pénalité de 100 % prévue à l'article 1759 du CGI.
Ce texte prévoit que « Les sociétés et les autres personnes morales passibles de l'impôt sur les sociétés qui versent ou distribuent, directement ou par l'intermédiaire de tiers, des revenus à des personnes dont, contrairement aux dispositions des articles 117 et 240, elles ne révèlent pas l'identité, sont soumises à une amende égale à 100 % des sommes versées ou distribuées. Lorsque l'entreprise a spontanément fait figurer dans sa déclaration de résultat le montant des sommes en cause, le taux de l'amende est ramené à 75 %. ».
Le service, qui souhaitait en fait voir désigné celui qu’elle considérait comme le véritable gérant de l’entreprise (gérant de fait), a donc estimé que cette réponse était dépourvue de vraisemblance et a appliqué à la société la pénalité de 100 % de l’article 1759 du code général des impôts.
L'administration soulignait que le bénéficiaire désigné n’était pas associé majoritaire et qu’il était étranger à la gestion de l’affaire, de même que sa veuve, les véritables maîtres de l’affaire étant, selon le service, la gérante de droit et son compagnon qui servait en salle, passait les commandes, payait les factures, disposait d’une procuration bancaire, qui avait représenté la société pendant le contrôle et qui avait même reconnu par écrit cogérer l’établissement avec sa compagne.
Le Rapporteur Public a donc expliqué à l’audience qu’il lui paraissait, lui aussi, plus vraisemblable que les recettes dissimulées aient été appréhendées par le ou les gérants de droit et de fait, plutôt que par un associé non gérant.
Mais c’est méconnaitre la différence entre la vraisemblance et la preuve : le fait qu’une distribution puisse être « vraisemblablement » appréhendée par le(s) gérant(s) ne rend pas invraisemblable qu’elle ait pu être appréhendée par quelqu’un d’autre, notamment par un autre associé.
En l’espèce, le service ne s’était pas estimé en mesure d’apporter la preuve de l’appréhension des revenus distribués par la gérante de droit (voir CE 13 juin 2016 no 391240, infirmant un arrêt contraire de la CAA de Lyon).
Le service avait donc renoncé à prouver que les revenus distribués avaient été appréhendés par la gérante de droit, ou le supposé gérant de fait que le service aurait aimé voir désigné.
Mais l’objet de l’amende de 100 % se limite à sanctionner le défaut de réponse d’une société soumise à l’impôt sur les sociétés à une demande de désignation de bénéficiaires de distributions.
Cette désignation n’a en revanche pas vocation à fournir au service des éléments probants en vue de l’imposition des bénéficiaires.
Ainsi, le fait que la réponse de la société ne comporte pas d’éléments de nature à incriminer le bénéficiaire désigné est sans effet sur l’application de la sanction, qui ne vise qu’à sanctionner le défaut de réponse, et non pas à permettre une imposition sans preuve du bénéficiaire ou, à défaut, des gérants.
Il suffit que la désignation soit précise, et qu’elle ne soit pas invraisemblable.
La désignation d’un associé est constamment retenue par la jurisprudence comme suffisamment vraisemblable, quelles que soient les circonstances (CAA Lyon 1er mars 2007 n° 02LY01951, 2e ch., min. c/ SARL Auto Occasion Auxerroise ; CE 26-10-1979 n° 14751, 7e et 8e s.-s. : RJF 12/79 n° 714 ; CE 24 février 1988 n° 60513 ; etc.).
Dans sa doctrine (BOI-RPPM-RCM-10-20-20-40 n°20, 08-09-2014), l’administration elle-même explique : « D'une façon générale, les distributions occultes bénéficient aux associés ».
La désignation d’un de ses associés par la société, en ce qu’elle est conforme aux prescriptions de la doctrine administrative (BOI-RPPM-RCM-10-20-20-40 n°20, 08-09-2014), ne pouvait donc pas être regardée comme invraisemblable.
Ainsi, la désignation d’un associé non gérant n’est pas invraisemblable, en tous cas pas plus que l’aurait été celle de la gérante de droit que le service avait lui-même renoncé à considérer comme le maître de l‘affaire, et pas plus que celle du gérant de fait supposé, contre lequel le service ne disposait d’aucune preuve concrète d’appréhension des revenus distribués.
En l’espèce, le tribunal a reconnu, contrairement aux dires de l’administration et aux conclusions du Rapporteur Public, que les indications fournies présentaient un degré suffisant de précision et de vraisemblance, de sorte que la pénalité n’était pas applicable (CE 28 mai 1980 n°7533 : RJF 7-8/80 n°596).
La société a donc obtenu la décharge de l’amende de 100 % qui lui avait été infligée en application de l’article 1759 du code général des impôts.
Contact : marc.tournoud@arbor-tournoud.fr
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